Chimères de Famille (Obsédé textuel)

Deux épisodes de ma vie reviennent souvent dans les conversations avec mes « gens » lorsque j’en recroise. Mes gens de ceux qui ne sont pas devenus des ombres, ‘au fin fond d’une contrée ‘, mais j’aurais de nouveau l’occasion d’en parler plus longuement plus tard. Deux épisodes donc. Sans donner de dates, ni de lieux, ni de noms, ces deux f0aits résument à eux seuls le pourquoi de mon « comment ».

Il y a d’abord l’histoire du rétroviseur. Une rentrée de cours, une descente de bus, rien d’anormal. Direction le bercail avec le sempiternel même chemin. Devant moi, un gamin marchant sur le trottoir choisit de percuter le rétroviseur d’une voiture garée sur le trottoir plutôt que de descendre de celui-ci et de se mettre en danger. Malchance (ou pas), le propriétaire de la voiture est tout près de là à discuter avec un groupe et remarque la scène. Aussitôt, les noms d’oiseaux fusent… Toute disproportion gardée, normal. Un jeune adulte qui cartonne un collégien. La gloire en somme.

Bref, j’interviens, relativise le tout mais rien à faire, la mayonnaise monte, et histoire de couper court, comme d’habitude, je choisis le dialogue : un chassé dans le rétroviseur qui valdingue 3 mètres plus loin et atterrit sur la piste cyclable. Bien niqué. Un bourdonnement d’oreille et un coup de sang à la tempe plus tard, je reprends ma marche, rassure le gamin dont je connais le grand-frère et continue comme si de rien n’était. Personne ne m’a rattrapé, silence totale dans la salle.

Dans ma réalité, seul face à moi-même, quand je casse les rétroviseurs, mon passé me rattrape quand même systématiquement. Il sourd comme si un puits de pétrole ou de merde allait surgir sous la pression parfois trop forte mais il ne se déballonne jamais, lui. Discutant de mon statut de futur père avec Lartizan, il m’avait averti : « Tu verras, ça ne sera plus jamais pareil, tout change, tu verras tout différemment après ça». A vrai dire, ce déclic a déjà eu lieu. Je ne peux pas dire ce qu’il en sera le jour J, mais il y aura eu un avant et un après cette expérience. Avec des coulisses absolument folles que j’épargnerai à mon lectorat, mais qui participent de ce changement. Vieillir de 5 ans en un an à Paris, dont trois d’un coup depuis que j’ai appris la nouvelle. Les rétros ne dégagent pas tous aussi facilement, les propriétaires outrés n’abandonnent pas aussi facilement que les fantômes du passé.

Au cours d’une discussion sur les processus d’écriture, Balla, pour ne pas le nommer, a interrompu le fil déjà quelque peu distendu du sujet en balançant un «Salut, vous avez pas l’impression de prendre ça un peu trop au sérieux ?» avant de tourner les talons.

« Why so serious ? » a balancé le putain de Joker…

Pour tout dire, le papier part de cette phrase et d’un fait anodin, le fait de me remémorer une lecture d’enfant, La Belle Lisse Poire du Prince de Mots Tordus de Pef. Merci JB

L’amour du mot, l’amour des maux, bien moins anodin qu’une lecture d’élève de primaire. Avant de devenir une catharsis quotidienne, nécessaire mais pénible et imprévisible, l’écriture et le verbe sont avant tout une manière d’obtenir aujourd’hui ce que j’ai toujours recherché à avoir. Né de parents étrangers, dans un pays qui n’est pas le leur, le français n’a pas été la langue dominante sous mon toit. Mes parents l’apprenant entièrement sur le tas, phonétiquement, ils préféraient bien évidemment parler portugais entre eux pour plus de commodités. Et parce que leur langue maternelle sortait instinctivement bien mieux et bien plus vite que le français, langue étrangère et sport quotidien à pratiquer pour chacun d’eux afin de se faire comprendre et de communiquer.

Une inconnue supplémentaire va venir corser l’équation de la langue, alors que je n’étais même un embryon de projet dans la tête de mes paternels. Mon frère est né sourd profond. Sept ans plus tard, je viendrai au monde sans avoir la possibilité de communiquer par le verbe avec mon frère. Le mot, le verbe créateur qui devient ici stérile. Frustré de ne pas pouvoir user de la parole une longue partie de mes journées à la maison, je constituais ma Tour de Babel à moi. Ma Tour de Bescherelle personnelle où tout le monde s’entendait et collaborait sans hiatus. Jongler entre français et portugais deviendra une habitude pour moi, bien plus souple dans l’apprentissage des langues qu’un adulte. Les langues latines deviendront ma came une fois que j’aurais identifié les dénominateurs communs me permettant de passer de Seat à Renaud ou Fiat sans trop de difficultés. Un putain de switch précieux que je dois au final à mes parents qui, eux-mêmes, se forçaient à parler un français correct à l’extérieur mais aussi à la maison vis-à-vis de moi et de mon frère qui avait besoin d’un apprentissage particulier. La langue des signes demandaient une maitrise du français afin d’appréhender au mieux cet alphabet particulier où un geste équivaut parfois à une phrase entière de mots formulée par un « entendant ».

L’aller-retour donc. L’œil braqué sur le rétro et sur la route en même temps. L’aller-retour feuilles françaises / racines portugaises, le puits de sève remplaçant parfois le pétrole. Ou la merde.

L’amour du mot. De la sonorité de celui-ci lorsqu’il sonne biscornu, bidouillé, distendu, torturé, tordu. Le Prince de Mots Tordus, on y revient. Mon daron cultivait déjà le bon-mot dans sa langue maternelle, puis ensuite en français avec plus ou moins de réussite quant à l’efficacité comique. Réussite dans l’absurde par ricochet, ça oui. Écouter, déchiffrer, construire et déconstruire le langage comme les enfants de mon âge jouaient aux Légos ou aux Majorettes. Comprendre que les mots, leur (bonne) utilisation est une manière d’échapper à un carcan, à un déterminisme dont on devine parfois les contours en bon fils d’immigrés en âge de comprendre les enjeux dont on est l’objet. En bon fils de pauvres, devrais-je dire, puisque les français du bas de l’échelle connaissent les mêmes réponses à ces questions rhétoriques. Suis-je le successeur de mon père ? (sous-entendu : à l’usine, sur le chantier, etc…)

Le second épisode que mes « gens » me rappellent régulièrement en pleine « nostalgite aiguë », lorsque le passé ressurgit et que les cicatrices qui ne bronzent jamais au soleil sont passés sous silence, est celui de l’ascenseur. Menotter ‘un type’ à une barre d’ascenseur pendant une demi-journée avec son numéro de téléphone, ses noms et adresses écrits au marqueur dans la cabine et se débarrasser de la clé. Le motif de l’acte n’est pas important, les détails non plus. La haine a ses raisons que la Police ignore. Le fameux ascenseur n’était pas bloqué malgré qu’un menotté ait pu y circuler toute une matinée durant. Un peu comme moi, un peu comme les gens de mon âge, de mon origine, de ma condition qui n’ont rien au départ mais décident de se donner les moyens de passer outre le plafond de verre de ce fameux « ascenseur social ». Sans piston, sans prendre l’escalier de service. Une revanche sur ces gens qui ne voyaient en moi que le fils d’ouvrier condamné au BEP, condamné à être illettré, condamné à perpétuer un cercle qu’ils croyaient vicieux. S’ils savaient ces gens-là que les miens et moi étions plus heureux, plus vertueux que leur famille en toc qui ne vivait que pour sauver les apparences. S’ils savaient que j’écris bien mieux que leurs propres enfants nés dans ce pays et qui se sont vu payer des écoles privées et autres artefacts d’enfants de riches, comme si là était la solution aux maux. L’ascenseur est ouvert à tout le monde, l’enjeu est de retenir la leçon qu’il faut en sortir au bon moment. Réaliser qu’il faut en sortir tout court. Les maux mentent, le mot non. J’ai rêvé des exploits d’Houdini, je me suis défait de mes menottes, et ne donne plus de chassés aux rétroviseurs histoire de regarder mon passé en face.

Et mes chimères s’échinèrent à me rattraper… En vain.

9 réflexions sur “Chimères de Famille (Obsédé textuel)

  1. Très beau texte. Je pensais pas que le Prince de Mots Tordus ferait un tel effet.

    (Pour l’anecdote, j’avais envie de répondre un truc à Balla, quelque chose comme « faut bien que quelqu’un le fasse », mais ton billet est bien plus convaincant.)

    J’aime

  2. Pfffiou ça devient sérieux ce blog ! C’est vrai que tu sembles a fleur de peau un truc de ouf en ce moement : o

    J’aime

  3. Moi ce que je préfère dans cet article, c’est l’image :)…
    Treve de plaisanteries, c’est vraiment bien écrit et émouvant d’une certaine façon (si si)…
    Sinon, tu me fais mal à chaque fois que je te lis Somno (enfin surtout à mon ego)…

    J’aime

Laisser un commentaire